La littérature enfantine au Yémen : un riche héritage confronté aux défis de notre temps
Sawt Al-Amal (La Voix de l’Espoir) – Manal Ameen
Le philosophe anglais John Locke a introduit le concept de “tabula rasa” (table rase), suggérant que l’être humain naît sans connaissance préexistante et que ses expériences et les informations acquises façonnent sa personnalité. Malgré cela, il a fallu attendre l’ouvrage “The History of Little Goody Two-Shoes” de l’écrivain anglais Samuel Richardson pour voir émerger la littérature enfantine destinée au plaisir. Dans le monde arabe, c’est l’Égyptien Kamil Kilani qui fut l’un des premiers à s’intéresser à la littérature jeunesse avec son œuvre “Sindbad le marin” en 1927.
La littérature de jeunesse est un genre littéraire qui englobe les contes, les pièces de théâtre, la poésie et les articles, et qui s’adresse aux enfants et aux adolescents. Ce type de littérature vise à transmettre des informations et des faits, à enrichir le vocabulaire, à renforcer les valeurs religieuses, morales et patriotiques, et à procurer plaisir et divertissement à l’enfant. Il contribue également à la formation d’une personnalité équilibrée et active, capable d’interagir positivement au sein de la société. La littérature de jeunesse se distingue de la littérature pour adultes par diverses différences, telles que le langage, l’aspect visuel et le contenu.
La littérature enfantine au Yémen a connu des débuts remarquables, notamment grâce aux œuvres pionnières d’Ahmed Chérif Al-Rifai et de Baba Aloui Al-Saqqaf. Leurs créations, notamment les opérettes célèbres comme “Ta’at Al-Umm (Toffaha)” diffusées sur les programmes pour enfants de la radio d’Aden, ont laissé une empreinte indélébile sur ce genre littéraire. Le grand poète Lotfi Jaafar Aman, en collaboration avec le compositeur Ahmed Ben Ahmed Qassim, a apporté, grâce à ses contributions créatives, un élan considérable au développement de la littérature enfantine.
Aden représente un modèle pionnier dans la littérature enfantine dans la péninsule arabique. Les prémices de la littérature enfantine à Aden ont commencé à apparaître dans les années 1940 et 1950, avec des œuvres telles que le programme “Al-Alam al-Tifl” d’Aloui Al-Saqqaf, qui se distinguait par des écrits poétiques remarquables comme les poèmes d’Ahmed Sharif Al-Rifai et de Lotfi Jaafar Aman, ainsi que par le théâtre scolaire et le théâtre de marionnettes.
Dans les années 70 et 80, des initiatives ont vu le jour pour développer la culture de la lecture chez les enfants. Parmi celles-ci, on peut citer la création de bibliothèques publiques telles que la bibliothèque “Lake” à Aden, qui permettait aux enfants de louer des livres à des prix symboliques, ainsi que d’autres bibliothèques comme celles de Ghalam et d’Abdel Hamid Abbady.
Tout comme le premier magazine pour enfants a vu le jour à Aden en 1948 sous le titre “Nos Écoles”, d’autres publications comme “La Plume de l’Étudiant” et “Les Bourgeons” ont suivi. Malgré ce début prometteur, ces magazines n’ont pas pu perdurer en raison d’un manque de soutien financier au fil des années.
Il existe des caractéristiques générales de la littérature enfantine au Yémen, quels que soient ses genres (conte, roman, théâtre, poésie, essai). Ces caractéristiques sont la représentation et la transmission des valeurs humaines et islamiques à travers le contenu littéraire, L’instillation du sentiment national à travers des œuvres qui évoquent le lieu, le temps et les symboles tels que le drapeau et les sites archéologiques, l‘utilisation d’un arabe simple en évitant le vocabulaire dur, complexe ou dialectal, des personnages issus de la réalité de l’enfant ou des personnages fictifs porteurs de valeurs de l’environnement immédiat de l’enfant plutôt que de celles d’autres sociétés, ou bien lanarration et les dialogues adaptés à l’âge des lecteurs.
La littérature jeunesse, ou littérature young adult, est l’un des genres les plus complexes à écrire. En effet, elle s’adresse à une tranche d’âge en pleine mutation, entre l’enfance tardive et le début de l’adolescence, une période de transition marquée par la construction d’une identité propre et l’exploration de soi. L’art de l’écrivain réside alors dans la capacité à créer des œuvres adaptées à l’évolution linguistique et intellectuelle des jeunes, tout en abordant des thématiques contemporaines qui résonnent avec leur réalité, telles que la modernité, les technologies numériques, et l’intelligence artificielle.
La forme d’écriture la plus complexe
De son côté, l’éminent écrivain Dr. Abdel Aziz Al-Maqaleh a souligné l’importance et la précision de l’écriture pour les enfants, soulignant qu’elle n’est pas aussi simple qu’on pourrait le penser. Il a mis en évidence que l’écriture pour l’enfant est l’une des formes d’écriture les plus difficiles, car elle nécessite une compréhension profonde des moyens d’entrer dans le monde de l’enfance et de saisir la sensibilité de l’enfant, caractérisée par l’innocence, la simplicité et un intérêt limité.
Comme l’a souligné le Dr. Al-Maqalḥ, les grands créateurs qui ont consacré une partie de leurs œuvres aux enfants étaient souvent des personnalités expérimentées et mûres sur le plan créatif. Il cite en exemple des figures arabes éminentes telles que les poètes Ahmed Shawqi et Sulaiman Al-Aissa, qui ont contribué à enrichir la littérature enfantine.
Il faut également saluer les efforts du docteur Ali Haddad qui a apporté des contributions significatives à la littérature jeunesse, notamment à travers son ouvrage “La Main et les Bourgeons : Études sur la littérature enfantine”. Considéré comme l’une des études les plus remarquables sur ce sujet, cet ouvrage se distingue par son analyse approfondie de la littérature destinée aux enfants à travers les âges et par son étude de la personnalité de l’enfant et de ses étapes de développement. Il constitue ainsi une source riche pour les spécialistes et les passionnés de littérature jeunesse.
Ce mouvement créatif a suscité un grand enthousiasme parmi les écrivains et les artistes tels que Hassan et Hussein Faqi, Chekib Jemn, et Baba Abdel Rahman Matar, contribuant ainsi à créer un climat de compétition qui a donné lieu à une production littéraire variée portant un message noble destiné tant aux enfants qu’à la famille.
Mouvement culturel
L’intérêt porté à la littérature jeunesse dans une société est un véritable indicateur de l’existence d’un mouvement culturel général visant à la renaissance et au développement de cette société, surtout si cet intérêt est qualitatif, non quantitatif et sélectif. En effet, l’enfant est le fondement, et ainsi les générations se transmettent le flambeau de la culture et de la littérature. Chaque génération commence là où la précédente s’est arrêtée. Ce que nous faisons actuellement, à savoir s’arrêter, stagner puis reprendre, crée un fossé entre les générations passées et actuelles.
De plus, le mouvement littéraire destiné aux enfants au Yémen, en général, et particulièrement à cette période, vise à forger une identité et une conscience en phase avec les circonstances exceptionnelles que traverse le pays. La littérature enfantine à cette étape doit être spécifique et ne doit pas être une simple imitation de la littérature enfantine mondiale ou arabe.
Les contes populaires
Les contes populaires et les histoires racontées par les mères et les grands-mères, tant à la campagne qu’en ville, ont joué un rôle essentiel dans l’inculcation de valeurs nobles chez les enfants. Ces récits, qui incluent des histoires de grands hommes, d’exploits et de fables comme celles d’Ésope et de Kalila wa Dimna, ont été présentés de manière simple et fluide, facilitant ainsi la compréhension de l’enfant. Ils ont ainsi contribué à renforcer la sagesse, le respect de soi et le courage.
De plus, les programmes pour enfants à la radio et à la télévision ont contribué à élargir les horizons des enfants en leur offrant des histoires telles que Cendrillon et des contes populaires yéménites célèbres comme “Warqat al-Henna”. Des histoires de héros et de légendes ont été présentées, contenant des messages éducatifs sur les valeurs sociales et les concepts de la vie.
Malgré les efforts pour relancer l’activité de certains écrivains de la génération précédente, le magazine “Le Petit Héros”, publié en novembre 2022 à Aden par l’Union des écrivains du Sud, a été saisi. Ce magazine, qui avait suscité un espoir de renouveau d’un mouvement littéraire destiné aux enfants, promettait une continuité dans les mois à venir grâce à la participation d’écrivains et d’illustrateurs spécialisés dans la littérature jeunesse.
Les défis actuels
Au cours des deux dernières décennies, la littérature jeunesse au Yémen a connu un déclin significatif. De nombreux auteurs ont cessé de produire des œuvres pour la jeunesse en raison de l’absence de soutien gouvernemental, du manque de maisons d’édition spécialisées et du caractère non lucratif de ce secteur. De plus, la réorientation de nombreuses organisations vers l’aide humanitaire a entraîné la négligence des activités culturelles, en particulier celles destinées aux enfants.
La plupart des écoles publiques sont dépourvues de bibliothèques dédiées aux enfants, les privant ainsi de ressources éducatives essentielles. Par ailleurs, Internet et les technologies modernes sont devenus de sérieux concurrents du livre, les enfants passant la majeure partie de leur temps devant les écrans, sans encadrement ni supervision.
Malgré les défis, des initiatives communautaires continuent d’encourager la production de livres pour enfants. Elles visent à soutenir les auteurs et les maisons d’édition pour proposer du contenu adapté aux enfants à des prix abordables, à créer des bibliothèques scolaires comme sources de connaissance et de divertissement, à collaborer pour relancer les magazines en les soutenant financièrement et en mettant l’accent sur un contenu éducatif et attrayant, ainsi qu’à encourager continuellement les enfants à lire et à développer leurs compétences cognitives, tout en orientant l’utilisation d’Internet vers la culture et l’éducation.
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